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Archives | Illustrations

Mais dès 1922, un autre courant d’opinion se dessine, créé et alimenté par les seuls Canadiens français. Pierre-Georges Roy* affirme que la peinture de Krieghoff ne peut être prisée en tant qu’œuvre d’art. Si ses tableaux se vendent bien c’est qu’il est étranger et qu’il est le seul à avoir fait des sujets de chez nous. Ces opinions se choquent et se contredisent surtout à partir de 1934, année de la parution de l’étude romancée de Marius Barbeau. De nombreuses critiques de Krieghoff paraissent dans les revues et les journaux ; quelques-unes sont franchement hostiles. Jean Chauvin lui reproche d’aimer « les gens du peuple, les beuveries, les kermesses et les grosses farces » et de loger les habitants « dans des cabanes qui ont plutôt l’air de porcheries ». Deux ans plus tard, Maurice Hébert se moque en termes violents des personnages de Krieghoff. « Quelles trognes prussiennes ils arborent, à moins que ce ne soient des groins bavarois ou hollandais ! L’un des hommes lève un verre d’alcool, se frotte l’estomac, se pourlèche les lèvres, et salive grossièrement stupide. » Gérard Morisset* reprend à son compte ces jugements et les amplifie. D’après lui, « ce peintre est un gai luron qui ne dédaigne point de chopiner avec ses clients cossus ; il produit, comme un usinier, une peinture accessible à tous par ses sujets de beuveries et par les trognes avinées de ses personnages, par le comique assez gros de ses scènes de genre, par ses paysages d’automne aux couleurs violentes et criardes ». Il est vrai que ses toiles plaisent. Depuis 1847, la plupart des expositions d’art canadien traditionnel comportent des toiles de Krieghoff. Les 163 peintures exposées en 1934 ont suscité un remou d’intérêt autour de Krieghoff et le prix de ses œuvres ne cesse de monter. Des toiles se vendent maintenant $8 000, $18 000, et même $45 000.

Des malentendus ont faussé beaucoup de jugements portés sur l’art de Krieghoff. Certains critiques, de goût aristocratique, veulent de grands sujets, nobles et dignes. Il aurait fallu que Krieghoff brosse un tableau complet de la vie canadienne-française du ...e siècle.

S’il avait peint l’aristocratie, les riches manoirs et les cérémonies pompeuses de l’époque, on lui aurait pardonné de s’être parfois laissé aller à peindre des sujets moins relevés. Mais consacrer tout son art aux paysans et au décor humble où se déroule leur vie sans éclat, c’est inadmissible ! On lui reproche de plus de ne pas faire vraiment canadien et de s’inspirer trop étroitement des Hollandais du ....e siècle. Est-on si certain que Krieghoff voulait toujours faire « canadien » ? Ses clients n’aimaient-ils pas acheter des sujets « russes et anglais », comme on le voit dans le Journal de Québec du 18 octobre 1870 ? De nombreuses toiles rappellent certainement les Hollandais, mais les attitudes des personnages et les détails de la composition sont bien de Krieghoff. Déçus de ne pas retrouver chez lui tous les aspects qu’ils voudraient y voir, certains en sont venus à ne pas pouvoir apprécier son art.

Ses thèmes offrent un grand intérêt en eux-mêmes et pour leur valeur historique. Il est l’un des premiers artistes à s’inspirer du milieu canadien-français. Il fixe des coutumes et des traditions qu’il serait difficile de retrouver autrement. Krieghoff comme peintre de genre plaît incontestablement et son régionalisme, loin d’amoindrir la valeur de son art, permet d’ajouter une composante au vaste courant d’idée centré sur le paysan, à la fois en Europe et en Amérique. Ce n’est certes pas un grand maître, mais sa technique est bonne, ses compositions simples et fermes. Il peint avec finesse le visage d’un vieillard aux cheveux grisonnants mais se montre aussi habile à grouper plusieurs personnages sur la toile, comme le prouvent ses scènes de fête. Ainsi ramenée à des proportions plus exactes, l’œuvre de Cornelius Krieghoff occupe une place importante dans l’évolution des arts au Canada.

RAYMOND VÉZINA